Face à la menace vitale posée à nos sociétés occidentales par la pandémie de Covid-19, les mesures prises pour sauvegarder la population de l’Union Européenne ont été sans précédent. Pendant deux années, entre 2020 et 2022 – les dates précises variant selon les États membres et leurs régions – les restrictions et les confinements ont considérablement réduit les libertés individuelles des citoyens. En effet, forcées par des circonstances exceptionnelles, la rapidité et l’intensité de l’expansion des diverses formes de la maladie et le taux de mortalité alarmant, les autorités nationales ont remis en question de nombreux aspects de ce qui semblait être pour chaque citoyen un « acquis communautaire » indiscutable. Soudain, les bénéfices apportés par l’État-providence n’apparaissaient plus comme un dû, escamotés par l’État d’urgence sanitaire qui s’est ainsi substitué, avec une célérité étonnante, à l’État de droit. Soudain, les gouvernements réalisaient que la délocalisation de la production de médicaments en vue de baisser les coûts faisait de la mondialisation la pire ennemie de notre santé publique : pénuries et difficultés d’approvisionnement se sont manifestées, s’accélérant de nos jours et mettant en évidence des fractures structurelles dans cette industrie en Europe.
Néanmoins, dans le même temps, la coopération internationale dans l’échange d’informations, l’effort des entreprises pharmaceutiques dans la recherche ont permis de réaliser l’impensable : concevoir, évaluer et mettre sur le marché des vaccins dans des temps records pour combattre le coronavirus. En dépit de cas de préférence nationale, les États se sont même mis à coopérer, grâce notamment à la montée en puissance de l’Organisation Mondiale pour la Santé dans sa mission de coordination et de recommandation. Ce sursaut de collaboration et d’efforts conjugués a prouvé qu’il était possible de changer de paradigme dans le domaine pharmaceutique et de la santé publique mondiale.
Depuis plus d’une dizaine d’années, l’Union Européenne apparaît comme la force régulatrice internationale pour légiférer rapidement sur des enjeux de société. Que ce soit en matière de concurrence et de fiscalité internationales, de commerce mondial, de confidentialité des données individuelles, et très récemment de la bonne utilisation de l’intelligence artificielle, cette institution rayonne par son innovation en matière de régulation. Du fait du poids énorme de son marché intérieur, les standards européens doivent être respectés par les grands opérateurs privés. La législation pharmaceutique ne fait pas exception à cette haute mission que se fixe, à bon escient, la Commission Européenne pour innover en matière juridique et sociétale. Et, désormais que le choc et la stupeur de la dernière pandémie et des confinements ont été dépassés, que le « business as usual » et les conflits reprennent de plus belle sur notre planète, il est temps de tirer les leçons douloureuses de cette pandémie. Comment réagir aux pénuries de médicaments ? Comment assurer au citoyen européen l’équité des soins concernant sa santé partout en Europe ?
Légiférer intelligemment doit aboutir à la création des conditions propices à la manifestation d’un nouveau paradigme qui facilite la recherche, les flux, et surtout garantisse les approvisionnements pharmaceutiques. C’est ce que nous nous proposons d’examiner en synthétisant la proposition de directive instituant un code de l’Union relatif aux médicaments à usage humain et abrogeant la directive 2001/83/CE et la directive 2009/35/CE. Dans un premier temps, nous aborderons les motifs de cette réforme structurelle profonde. Dans un second temps, nous étudierons selon quelles modalités cette nouvelle directive devrait s’appliquer pour réaliser les objectifs affichés de la Commission.
Partie 1 : Pourquoi une réforme profonde de la législation pharmaceutique ?
Abroger deux directives européennes et proposer un nouveau règlement n’est pas chose anodine. En effet, cela nécessite énormément de préparation en amont et une quantité considérable « d’énergie politique » pour pouvoir faire aboutir de nouvelles mesures, qui seront à terme incorporées dans les lois et règlements nationaux des vingt-sept États membres. C’est pourtant ce que la Commission Européenne présente concrètement au débat du Parlement Européen. Voyons ce qui a poussé l’exécutif de l’Union Européenne à envisager une telle refonte profonde du secteur pharmaceutique.
1.1. « L’état des lieux » du droit positif
Confrontée aux défis soulevés par la récente pandémie de coronavirus, la Commission se devait d’identifier les tenants et aboutissants de ces pénuries et crises majeures. Un inventaire systématique et critique du droit positif – ce sur quoi l’exécutif de l’Union Européenne peut et doit agir – a donc été mené à l’aune de celles et ceux qui doivent la respecter au quotidien, et des citoyens-patients.
Pour définir au mieux ses objectifs en matière législative et de santé publique, la Commission a adopté une attitude holistique en consultant systématiquement en amont de nombreux groupes de « parties intéressées » de mars 2021 à avril 2022. Professionnels de la santé, organisations représentatives de patients, de consommateurs, de la société civile, de la protection de l’environnement (dans le cadre du « Pacte vert pour l’Europe »), mais aussi universités ou encore représentants de l’industrie pharmaceutique ont donc été approchés. L’Agence Européenne des Médicaments (EMA) ainsi que les autorités compétentes des États membres ont été également sollicités. En outre, une consultation publique a permis de recueillir l’avis des citoyens.
À la suite de ces évaluations ainsi que de six études scientifiques ad-hoc, il est clairement apparu que les besoins médicaux des patients ne sont pas complètement satisfaits. Que ce soit en termes de disponibilité, durabilité, inégalité de l’accès, risques pour l’environnement, la logistique globale des médicaments échoue pour l’instant à atteindre l’objectif de santé publique européenne équitable. Il en est ainsi tant pour la pharmacopée générale que pour celle concernant les maladies rares et les médicaments à usage pédiatrique. Pour ce qui est de l’industrie pharmaceutique, il a également été constaté que la législation actuelle freine l’innovation et l’attractivité du marché intérieur de l’Union Européenne. En effet à titre d’exemple, la durée actuelle des brevets et certificats complémentaires de protection (CCP) est trop courte pour compenser, par un profit suffisant, les coûts induits par la longueur des essais cliniques obligatoires et des procédures d’autorisation de mise sur le marché. En outre, certaines approches thérapeutiques émergentes, comme la création de médicaments « personnalisés » (pour un nombre très faible de patients, voire un seul), impliquent des durées de conservation courtes et donc une nouvelle réglementation adéquate. Ces limites du droit positif actuel contraignent les entreprises à renoncer purement et simplement à investir, au détriment du citoyen patient. Parmi d’autres griefs soulevés par les industriels et les PME du secteur, il est recommandé d’accentuer la numérisation en matière de notice ou d’étiquetage de certains médicaments en vue de réduire les coûts et l’impact sur l’environnement (les patients pourront accéder à la notice sur un site web), de réduire les procédures administratives auprès de l’EMA pour les autorisations de mise sur le marché et de revoir certaines contraintes en matière de publicité.
Il convient également de signaler qu’une importante analyse d’impact de la proposition de directive a été menée auprès des entreprises concernées par la législation pharmaceutique générale ainsi que les maladies orphelines et les médicaments pédiatriques. Trois options étaient ainsi proposées aux répondants au regard des objectifs qu’ils doivent atteindre : d’abord le statu quo avec quelques mesures d’incitation (une exclusivité commerciale de dix ans pour tel médicament, par exemple). Ensuite, la réalisation des objectifs avec des obligations et une surveillance accrues. Enfin, une approche « incitative » : les actions positives sont récompensées (comme des « récompenses » en cas de création de produits pharmaceutiques où les besoins ne sont pas satisfaits) et les obligations ne sont utilisées qu’en dernier recours. Il ressort de cette analyse d’impact que c’est la dernière option qui a recueilli le plus de suffrages. Autrement dit : créer des conditions propices à l’innovation et à l’investissement des entreprises et PME du secteur pharmaceutique. Il revient donc à la Commission Européenne de favoriser l’innovation et l’investissement des entreprises pharmaceutiques.
Durant cet « état des lieux », des axes d’amélioration ont été mis au jour. Il faut définir des objectifs.
1.2. Les objectifs de la Commission Européenne
Pour assurer le bien-être et la sécurité de tous ses citoyens, l’Union Européenne s’est dotée d’un exécutif aux pouvoirs étendus : la Commission Européenne. En soumettant des propositions de directives au Parlement Européen, elle peut ainsi légiférer par des directives et règlements et imposer aux États membres des textes juridiques contraignants. Le processus est parfois lourd, mais efficace.
Dans le cas d’espèce, les objectifs de la réforme sont clairs. En premier lieu, elle doit permettre un haut niveau de santé publique avec des médicaments disponibles, qualitatifs et sûrs. En second lieu, il convient d’harmoniser le marché intérieur et de faciliter le contrôle par les autorités. Ces missions générales se traduisent concrètement : chaque patient doit bénéficier d’un accès rapide et équitable aux médicaments généraux, pédiatriques ou visant les maladies rares. Parallèlement, il convient de faciliter l’innovation et l’attractivité du marché de l’Union Européenne pour l’industrie pharmaceutique afin que celle-ci puisse fournir des médicaments en quantité suffisante et investir dans la recherche-développement concernant certaines pathologies négligées en raison du manque de retour sur investissement, causé notamment par un contexte législatif défavorable et un manque d’incitations fiscales ou d’aides directes. Les fabricants de médicaments génériques doivent également être soutenus. Ces objectifs ne peuvent être atteints que par une simplification des procédures, la création de nouveaux droits et obligations d’information de la part des acteurs de l’industrie pharmaceutique, comme celle d’avertir en cas de rupture dans la production ou de suspension de mise sur le marché, par exemple.
Au vu des faiblesses de la législation actuelle, constatées après consultation de toutes les parties prenantes, de plusieurs études et d’une analyse d’impact, il importe donc d’opérer de nombreuses modifications à la directive 2011/83/CE et au règlement 1901/2006. Toutefois, l’ampleur de celles-ci serait telle qu’au lieu d’amender la directive actuelle et de risquer ainsi de fragmenter les législations nationales, il vaut mieux privilégier le recours à une toute nouvelle directive et légiférer. Cet instrument juridique recueille d’ailleurs la faveur des États membres qui peuvent plus facilement l’implémenter dans la loi nationale qu’un texte amendé, d’où la proposition de directive que nous synthétisons.
Au terme de cette première partie, nous pouvons donc mieux appréhender l’opportunité de ce vaste chantier de reconstruction législative lancé par la Commission Européenne. La question logique vient alors : comment s’articuleraient les mesures préconisées dans cette proposition de directive ?
Partie 2 : Les mesures fortes de la proposition de directive
Le projet de texte législatif à synthétiser est particulièrement ample, ce qui nous oblige à ne mettre en valeur que certaines de ses dispositions que nous pensons significatives, notamment au regard de la législation actuelle qui fait défaut sur certaines thématiques. Ainsi, examinons d’abord ce que prévoit le texte en amont, ensuite en aval de la mise sur le marché d’un nouveau médicament.
2.1. Avant la mise sur le marché d’un médicament
Le projet de texte dresse d’abord une liste exhaustive de définitions qui permettent de lever toute ambiguïté sur l’emploi de certains termes juridiques. Les implications légales et économiques sont en effet considérables, comme nous avons pu le voir précédemment.
La proposition consacre ensuite le principe d’une autorisation de mise sur le marché accordée par l’autorité compétente de chaque État membre qui doit se prononcer dans un délai maximal de 180 jours après dépôt d’une demande valable. Certaines exceptions sont permises, mais l’autorité en question doit, le cas échéant, dresser par écrit une liste des lacunes constatées et notifier un délai au demandeur de l’autorisation pour remédier aux manquements et présenter à nouveau sa demande. Afin de réduire la durée des démarches, il sera désormais possible de demander une seule autorisation pour plusieurs États membres. En effet, une procédure de reconnaissance mutuelle est prévue entre plusieurs États. À cette fin, un « groupe de coordination » formé de représentants nationaux et siégeant à l’EMA se prononce régulièrement. Il est également compétent pour l’harmonisation du résumé des caractéristiques du médicament en question au niveau de l’Union. Les médicaments homéopathiques ou à base de plantes bénéficient désormais d’une procédure d’enregistrement simplifiée. Le « médicament traditionnel à base de plantes » est également reconnu.
Le projet de texte établit ensuite des obligations fortes pour le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché. Le fabricant du médicament autorisé, responsable juridiquement, doit notifier chaque État de la date effective de mise sur le marché et assurer « un approvisionnement continu et approprié » pour couvrir les besoins des patients. À la demande des autorités compétentes, il doit également fournir des échantillons pour contrôle, le détail des ventes. Il lui revient de prendre immédiatement des mesures correctives en cas de constat par ses soins de la non-conformité du médicament.
La proposition consacre le principe de numérisation par défaut de la notice obligatoire du médicament, accessible sur un site internet. Néanmoins un exemplaire papier doit pouvoir être mis à la disposition du patient, à sa demande, et gratuitement. Une des annexes précise également les modalités précises d’étiquetage dont l’identification claire du fabricant, le numéro d’autorisation et celui du lot. Certains médicaments doivent disposer de dispositifs de sécurité. Pour protéger le premier demandeur d’autorisation, la période de protection des données relatives à la demande d’autorisation est de six ans, extensible dans certains cas. Un autre demandeur pour le même médicament (par exemple un fabricant de génériques) devra attendre encore deux ans après expiration de cette même période.
Les États membres disposent désormais de leviers supplémentaires : en cas « d’urgence de santé publique », un État peut accorder une « licence obligatoire » limitée dans le temps pour qu’un autre fabricant fournisse les médicaments que le titulaire ne peut momentanément produire. Ensuite, pour récompenser la mise sur le marché de médicaments à usage pédiatrique, il est prévu d’étendre de six mois la période d’effet du CCP (fixée à cinq ans par l’article 13 du règlement 469/2009).
2.2. Après la mise sur le marché d’un médicament
La proposition de directive consacre le pouvoir de contrôle des autorités compétentes de chaque État membre. Celui-ci peut ainsi obliger un titulaire d’autorisation de mise sur le marché à mener une étude de sécurité, d’efficacité, d’évaluation des risques pour l’environnement. Chaque État informe ses citoyens par le biais d’un « portail web national » des données relatives à chaque médicament et notamment de ses effets indésirables constatés lors des essais cliniques et après la mise sur le marché. Enfin, chaque État membre détermine les modalités de surveillance et d’inspection, ainsi que les sanctions applicables en cas de violation des dispositions légales. Les étapes de l’autorisation de fabrication et d’importation d’un médicament ou d’une substance active sont clairement détaillées dans la proposition. Les autorités doivent être informées lorsque la production doit se dérouler dans un « site décentralisé ». Pour réduire les risques, chaque autorité compétente émet une « autorisation de distribution en gros » pour la vente par lots ou à distance.
De son côté, le titulaire d’une autorisation de mise sur le marché peut revoir ses conditions de fabrication d’un médicament en raison de progrès techniques et doit les soumettre à approbation des autorités dans le cadre de son autorisation. Il transmet à l’Agence EMA un « rapport périodique de sécurité » : rapport bénéfice-risque du médicament et informations relatives aux ventes, au nombre de prescriptions, et une estimation de la « population exposée au médicament ».
En outre, un système commun de pharmacovigilance est institué entre États membres. Une base de données « Eudravigilance », alimentée par les autorités de chaque État membre, regroupe les effets indésirables des médicaments au niveau de l’Union. Chaque titulaire d’autorisation doit faire de même afin d’analyser scientifiquement les informations collectées, de remédier aux problèmes constatés par un plan d’action. Une « procédure d’urgence de l’Union » est créée : chaque État membre peut et doit informer les autres, l’EMA et la Commission lorsqu’il constate « une nouvelle contre-indication, [la nécessité] de réduire le dosage recommandé ou de restreindre les indications thérapeutiques d’un médicament ». Ces nouvelles mesures d’alerte proactive et de coordination sont bénéfiques. Enfin, le texte établit des conditions strictes pour la publicité des médicaments visant à l’information claire et objective du public. L’effort de transparence accrue de cette proposition est donc patent.
Conclusion :
Au vu de l’ampleur de la réforme juridique que nous avons pu synthétiser, des consultations préalables qui ont dû être menées avec toutes les parties prenantes et de la volonté affichée de simplifier les procédures, d’augmenter la transparence financière – notamment en matière d’aides directes – et d’ainsi permettre un meilleur accès aux soins et d’éviter les pénuries de « médicaments critiques », nous ne pouvons que nous réjouir de la mise en œuvre prochaine de cette proposition de directive.
Néanmoins le cheminement législatif est encore long avant que celle-ci n’entre en vigueur. Il faut donc s’attendre à ce que ce projet de texte et ses annexes soient sévèrement amendés. Les prochaines élections européennes de juin 2024 laissent présager une victoire des partis conservateurs et nationalistes, ce qui pourrait favoriser – dans une certaine mesure – l’émergence d’un consensus sur ce paquet législatif concernant le secteur pharmaceutique où l’on privilégie visiblement la production et la distribution européennes de médicaments à l’externalisation excessive de notre santé hors des frontières de l’Union, qui a conduit aux graves dysfonctionnements mis en évidence par la pandémie.
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